En 1998, Thee Hyphen livrait confidentiellement son premier album après deux longs formats considérés comme des démos. C'est donc un projet déjà mûr, proche de ses comparses géographiques et musicaux, mais significativement différent. Pour Organique, son fondateur, Member U-0176, s'éloigne de la facilité et frappe un grand coup. La synth-pop tubesque se repliera sur des contrées plus singulières.
"Internal" est le premier titre ; outre sa mélancolie et ses mélodies enchevêtrées qui séduisent et forment un filet émotionnel, la composition travaille ses couches et imbrique avec méticulosité les pistes de voix, jouant la superposition, exhibant sa structure et son savoir-faire par de brusques breaks et autres crochets astucieux permettant d'entendre et de toucher ce qui est travaillé. Organique ? Oui, les sons vibrent et sonnent comme si on était dans le studio avec des instruments en bois, des enceintes aux baffles qui pulsent. On sent le souffle émis.
Bien plus loin, "Air conditioned" se fait brutal, agressif, notamment dans sa partie rythmique, tant dans les sons que dans le beat imposé. Les circonvolutions de la ligne principale, lors du break, illuminent et immobilisent. Seule la voix garde une once de douceur malgré ce qu'elle énonce. Le titre se fait imparable, revigorant, entraînant dans son maléfice.
Pourtant, une fois passés ces tubes essentiels, l'auditeur est piégé dans un labyrinthe. Les compositions se parent de détails, de trouvailles qui cassent le rythme, la mélodie, suspendent les mesures, les étirent, décomposent la musique. On passe de l'autre côté du miroir, en plein dans le processus de création. Comme si les machines et le compositeur tâtonnaient, créaient en direct, l'homme affronte ses partitions et les mixe en direct ("Seeing blind"). De la même façon, "Signal" hésite, boîte, déploie ses mesures sans les poser, attendant le guide vocal pour se déployer, mais dans une froideur héritée du Front 242 primitif qui ne cherchait pas le succès, mais posait des briques et soulevait de la fonte sans savoir ce qu'il adviendrait de sa pop écorchée. C'est une musique décadente et moderne, qui se rêve élégante mais qui vacille et effraie. Là où une couche de maquillage aurait produit un refrain imparable, la mélodie ne surjoue pas, refuse d'accompagner et d'élever la voix. Rébellion.
Le résultat est donc riche, trop riche pour être juste appréhendé : ce n'est pas une musique d'ambiance, mais bien un trip. Dès que le tempo se fait évident, le compositeur casse son jouet et bifurque (le génial et irritant "Compulsive"). Un trip accentué aujourd'hui par les notes de pochette : elles expliquent les connexions avec le combo Celluloide et le sauvetage des bandes de cet album, pour lesquelles l'Intelligence Artificielle a été sollicitée... Séparer les voix, les retrouver, polir les sons, régénérer l'album et écouter si le miracle a lieu.
La profondeur des basses, la clarté de la voix ("Dual Compound") dans cette école post-Depeche Mode séduisent. Mais, tandis que nos médias généralistes s'extasiaient devant la french-touch, et que la presse spécialisée faisait de suiveurs des nouveaux hérauts (Mesh, VNV Nation, Covenant...), dans l'ombre marseillaise, des techniciens artistes poussaient toujours plus loin l'exploration du spectre sonore, prolongeant les travaux du Nine Inch Nails de Pretty Hate Machine ("Digital" et sa stagnation contemplative liée à une mécanique digitale sensuelle).
Comment jeter aux oubliettes le concept de "fausse musique" ? Comment éviter l'anathème du musicien de studio qui n'a pas de "vrais" instruments ? En délivrant une musique à la fois chaude et synthétique, vivante et exposée, imparfaite et pleine d'aspérités, tremblante et implacable : le spectaculaire "Operating System" déploie des univers antagonistes qui se frottent lorsqu'ils se rejoignent dans la deuxième partie de ses huit minutes. Une pièce-maîtresse, tapageuse, risquée, audacieuse. Une transe machiniste plus que shamanique. En sortie d'album, sur "External", la langueur éreintante des pulsations, des bribes de mélodies qui surgissent et s'évanouissent créent un malaise et une attente (début de concert, fin du concert?).
Cette audace est le point d'entrée, délicat à aborder. La musique synth-pop a de tout temps été confrontée à son image de dansante et de frivole. Thee Hyphen montre que l'hédonisme peut être noir, qu'il est plus vicieux lorsqu'il se terre et se cache. Le travail et ses souffrances forment un écrin, un cadre tout autant que l'image qu'il faut parfois fixer. Le plaisir dans la douleur. L'attrait d'un monde qui se transforme, que l'on redoute et dans lequel on plonge avec culpabilité. La grâce donnée à l'artiste de se jouer des facilités et de créer de la profondeur, au risque de choquer.
Cette nouvelle version offre quatre versions de titres tels qu'ils avaient été retravaillés en 2002, pour un projet de réenregistrement finalement abandonné.