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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
06/04/2022

Thierry Boucanier

À propos d’ 'Inferno – L’Art Des Ténébres'

Images : (1) Le Boucanier - portrait (Romane G) / (2) Inferno (couverture - Camion Blanc, 2021) / (03) Le Boucanier - portrait (Stéphane Burlot) / (3) Pazuzu / (4) Giovanni da Modena - 'Inferno' (1410 ou 1451. Basilique de San Petronio, Bologne) / (5) Francisco de Goya - 'Le Sabbat des Sorcières' (1798) / (6) Motörhead - 'Rock'n'roll' (album) / (7) 'The Devil's Bride' (affiche film) / (8) Baphomet / (9) Baphomet - knight templar / (10) Michael Pacher - 'Saint Augustin & le Diable (1471)
Genre : investigation des représentations du démon
Posté par : Emmanuël Hennequin

Inferno - L’Art Des Ténèbres, paru en 2021 chez Camion Blanc, est la nouvelle somme couchée par Thierry Boucanier, responsable des fameuses soirées et concerts gothiques ayant marqué la nuit parisienne. Avec Inferno, écrit fourni et aux parfums d’étude, le Boucanier approche le démon comme un profond marqueur culturel et, à travers sa représentation dans l’art et au fil des époques, tend à saisir ce qui fait l’obsession de chaque civilisation pour cette incarnation de la négativité. 

Obsküre : Le livre est chargé en références, et on imagine l’ampleur des recherches ayant présidé à ce  travail. Qu’est-ce qui, au fond, a motivé l’écriture et quand as-tu réellement démarré tes recherches ?
Thierry Boucanier : Mon livre précédent Goth, Histoire d’Une Subculture abordait déjà largement l’imaginaire fantastique et infernal à travers l’architecture des cathédrales médiévales, la sculpture, la peinture ou encore le cinéma. Le côté sombre de la religion a toujours fasciné le monde du rock en général et particulièrement la culture gothique. L’art funéraire et macabre se marie si bien avec les mélodies lancinantes de groupes comme The Sisters Of Mercy, Bauhaus ou Joy Division… Mais je trouvais que je n’étais pas allé aussi loin que je le souhaitais sur cette thématique : il y avait tant à dire sur la figure du Diable à travers les âges et les arts plastiques ! Il existe aussi tellement d’idées préconçues sur le sujet qu’il était intéressant de le dépoussiérer un peu et de l’aborder différemment à travers l’image et l’iconographie, depuis la sculpture mythologique et la peinture jusqu’au cinéma et aux pochettes de disques. Mes recherches avaient donc démarré lors de l’écriture de ce précédent livre et j’ai voulu développer le sujet à travers Inferno, l’Art Des Ténèbres dans ce qui pourrait s’assimiler à un complément à Goth mais qui peut tout à fait être abordé séparément. J’avais depuis longtemps déjà assimilé la plupart des concepts que je développe dans ce livre, donc il m’a suffi de me documenter plus en détail sur chacun des courants artistiques et chacune des thématiques, et mythologies que j’évoque dans cet ouvrage que j’ai écrit en une année à peu près, directement dans la lancée de Goth. Et je remercie encore Dom Franceschi des éditions Camion Blanc pour son enthousiasme sur ce sujet et pour avoir réalisé mon souhait de sortir cet ouvrage chez eux à nouveau.

As-tu trouvé l’exercice de l’écriture plus difficile pour ce volume que pour les autres antérieurement parus chez Camion Blanc ?
C’est surtout un style d’écriture tout à fait différent de mes précédents ouvrages qui étaient pour beaucoup le fruit de rencontres, de discussions, d’interviews des différents acteurs de la scène gothique, que ce soit concernant Batcave Memories, Virgin Prunes ou The Batcave, mes trois premiers livres également sortis donc chez Camion Blanc. Même Goth faisait intervenir différents groupes au cours du récit, mixant donc interventions de personnalités du milieu avec recherches étymologiques, littéraires et artistiques autour de cette thématique.
Dans le cas d’Inferno il n’était pas vraiment possible d’interviewer qui que ce soit à moins d’invoquer le Diable lui-même. Il s’agit donc exclusivement de recherches approfondies et de réflexions autour du sujet qui m’ont demandé beaucoup de temps, effectivement, et d’assimilation des différents concepts d’enfers et de personnification du Mal à travers les âges, les religions et les différentes civilisations ou courants artistiques. Le sujet est extrêmement vaste et complexe, mais j’ai pris le parti de rester relativement compréhensible et abordable sans en faire un traité d’histoire de l’art, d’anthropologie ou d’ethnologie par exemple, ce qui aurait vite été rédhibitoire en lecture ou en conception, même pour moi. Je cherche avant tout que la lecture de mes écrits reste plaisante et propice à la réflexion, tout en donnant l’envie, peut-être, d’en savoir plus et de développer le sujet via ses propres recherches ensuite. C’est également pour cette raison que mes livres sont toujours abondamment illustrés, afin de mieux cerner les implications de l’imagerie sur de telles thématiques et de rester sur une lecture ludique. Et vu que mon activité professionnelle principale consiste depuis de nombreuses années à gérer l’iconographie de nombreux livres pour différentes maisons d’édition et sur des thèmes très variés, il est logique que je passe par l’image pour mieux illustrer mes propos. J’ai donc démarré par le côté plaisant de la recherche iconographique des différents chapitres souhaités d’Inferno, avant même d’en commencer l’écriture, ce qui m’a fortement guidé et aidé ensuite dans la conception même de l’ouvrage.

Ton style d’écriture est fort différent ici de ce que j’ai pu parcourir sur tes précédents volumes. Comment le vois-tu de ton côté ? Souhaitais-tu changer quelque chose, consciemment ?
Je crois effectivement qu’il est plutôt normal voire préférable que mon style d’écriture ait évolué en effet depuis la sortie de mon premier livre, Batcave Memories, paru il y a plus de dix ans. Dans celui-ci, j’évoquais et rassemblais des souvenirs et anecdotes que j’avais couchés sur papier depuis des années, selon mon inspiration, et que j’avais souhaité garder tels quels, dans l’instant du moment vécu. Ce style d’écriture très directe n’était plus adapté à mes autres projets. Et je crois aussi m’être amélioré à ce niveau, et rechercher depuis un style plus littéraire. On m’a souvent dit à la lecture de ce premier livre qu’on avait l’impression d’être à mes côtés, de m’écouter parler. Personnellement j’ai du mal à le relire, je le trouve parfois un peu maladroit. Si aujourd’hui je devais réécrire Batcave Memories il serait certainement très différent et peut-être plus abouti, plus harmonieux je pense. J’en ai d’ailleurs récemment réécrit certaines parties tels des remixes que j’ai ensuite publiées sur les réseaux sociaux et qui me conviennent mieux de la sorte. Ce livre a au moins le mérite d’exister et de rester un témoignage sincère du milieu goth parisien des années 1980. Mais je n’aime pas revenir sur le passé, sur ce qui est fait, l’important est d’avancer continuellement. Écrire une biographie comme celle des Virgin Prunes nécessite aussi une approche tout à fait différente par rapport à un essai thématique comme Inferno. Comme je le disais précédemment je ne suis plus dans une série d’interviews dans lesquelles ce sont les principaux intéressés qui se racontent eux-mêmes et dont je fais une synthèse ensuite, mais dans l’analyse et la réflexion sur des thèmes de société.

La récurrence du motif ou de l’apparence reptilienne marque la représentation du divin au moins depuis l’ère sumérienne. Quel regard portes-tu sur ce phénomène ? Comment le comprends-tu ?
Les humains ont toujours eu une aversion profonde pour les serpents qui se cachent sous des rochers comme s’ils sortaient de terre pour attaquer sournoisement à la vitesse de l’éclair et dont la morsure est bien souvent vénéneuse. Leur habitat naturel souterrain ou dans des grottes obscures en a fait des animaux chtoniens assimilés aux divinités infernales. La plupart des civilisations ont en effet situé leurs enfers sous terre et ont bien souvent désigné les grottes comme l’entrée de ces mondes souterrains. Dans la plupart des cosmogonies, au tout début, il n’existe que le chaos dans lequel évolue un serpent géant destructeur de mondes tel l’Ananta hindou, le Jormungand nordique du Ragnarok ou le Léviathan biblique. Puis les divinités incarnant le mal dans les différentes civilisations ont toutes présenté un visage ou une apparence reptilienne. De Nammu chez les Sumériens, Tiamat chez les Babyloniens, Apophis chez les anciens Egyptiens, Typhon et Echidna chez les Grecs, et bien d’autres jusqu’au serpent de la Genèse biblique qui donnera ensuite naissance à Satan dans l’Apocalypse, le Mal ultime est presque toujours représenté par un serpent dans l’Antiquité.
Au Moyen-Âge le serpent devient un dragon ou un basilic, nouvelle incarnation des forces infernales combattues par les anges et les chevaliers. La Genèse a réécrit l’histoire naturelle puisque dans ce récit, au début le serpent du jardin d’Eden qui va tenter Eve et Adam par l’intermédiaire du fruit de la connaissance, possède étonnement des jambes et est doué de la parole. C’est son acte de trahison qui lui vaudra d’être maudit et de devoir ramper sur son ventre dorénavant. Et Lilith, ancienne divinité mésopotamienne, devient alors la femme serpent sur les frontons des cathédrales gothiques, assimilant ainsi le péché originel et l’idée du Mal à Eve, la première femme des écrits bibliques. La misogynie religieuse ambiante de cette période sombre de l’histoire conduira finalement à la chasse aux sorcières en Europe et en Amérique. Seuls les Mayas et les Aztèques ont vu dans la figure du serpent un signe de fertilité et d’abondance en la personne des divinités Kukulkan et Quetzalcoatl, le serpent à plumes, ce qui ne les empêchait pas d’ailleurs de faire de nombreux sacrifices humains en leur honneur afin de  solliciter leurs faveurs.
C’est absolument fascinant de voir à quel point les hommes ont pu diaboliser des créatures innocentes pour justifier de leurs actes les plus horribles depuis la nuit des temps. Mais si le serpent se retrouve dans cette fâcheuse position pour de très nombreuses civilisations c’est surtout parce qu’on trouve depuis toujours des représentants de son espèce dite nuisible et néfaste aux yeux des humains aux quatre coins du monde. Quelle que soit la forme qu’il prenne, le serpent est bien certainement l’animal qui a été le plus représenté par les artistes de toutes origines comme l’incarnation ultime d’une divinité maléfique et démoniaque, bien avant le bouc, le loup, la chauve-souris ou de nombreux animaux nocturnes car le mal se tapit dans l’obscurité c’est bien connu.

Les systèmes de croyances, polythéistes notamment, mettent en scène depuis la nuit des temps des entités qui se divisent et se combattent. Les Dieux ressemblent furieusement  aux hommes, non ? De quoi se demander qui a créé qui…
La dualité a toujours été un aspect primordial de la spiritualité. Le bien combat le mal, comme la nuit affronte le jour dans la plupart des cosmogonies. C’est une allégorie de la vie et de la mort. Les humains ont eu besoin d’incarner ces concepts dans des représentations religieuses et différentes croyances afin de mieux les assimiler et de pouvoir solliciter les faveurs de ces innombrables divinités par différents rituels. La mort fait peur, c’est le grand inconnu depuis la nuit des temps. La religion rassure, elle pourvoit à cela en assurant une continuité spirituelle, une seconde chance pour les plus vertueux sous la forme d’un au-delà ou d’une réincarnation.
Mais l’humanité a vite compris que la dualité du bien et du mal entraînait souvent aussi une complémentarité et que certains aspects de la vie ou de la nature ne pouvaient pas exister sans leur contraire. C’est ce qu’exprime le Yin et le Yang chinois, par exemple. C’est pour cela que les dieux bienveillants envers l’humanité affrontent leurs opposés symboles de mort et de destruction, dans toutes les mythologies.
La première civilisation à avoir inventé le concept de l’Enfer et ce combat à la fois cosmogonique et eschatologique entre divinités du bien et du mal est la civilisation mésopotamienne avec les personnages de Ninazu, le dieu des enfers, et de Pazuzu, son chef des démons. Leur mythologie est très bien documentée et très complexe et a inspiré de manière incroyable le judaïsme et l’Ancien Testament. Une variante de cette religion antique, le Zoroastrisme, a développé le personnage d’Ahriman, l’esprit démoniaque opposé au démiurge Ahura Mazda. Ahriman est véritablement l’ancêtre de Satan dans la religion, la première incarnation connue du Mal absolu.
Mais dans toutes les religions ces combats ont eu lieu, des Egyptiens au Gréco-romains en passant par les peuples nordiques, celtiques, précolombiens, le bouddhisme, l’indouisme et tant d’autres. Il existe toujours une entité maléfique qui cherche à pervertir ou à détruire la création initiale. Mais d’où vient ce besoin perpétuel de destruction, de trahisons, de guerres, de conquêtes, et de soumission d ‘autres peuples ? De divinités immortelles, courroucées et capricieuses, se moquant bien des conséquences de leurs actes sur les êtres humains, ou de la capacité de ces derniers à se détruire mutuellement depuis l’aube des temps afin de mieux asseoir un peu de pouvoir et d’acquérir toujours plus de richesses, de territoires et de confort matériel ?
Oui bien évidemment les divinités de chaque civilisation ont été calquées sur les sentiments et les travers des humains qui les ont imaginées. Les hommes créent les dieux à leur image et non l’inverse. Les humains ont toujours eu beaucoup d’imagination quand il s’agissait de ne pas reconnaître leur implication dans les malheurs qui frappaient notre monde. Ils ont créé de toute pièce l’alternative au bien et à l’ordre du monde, ils ont créé le chaos et la  destruction sous la forme de personnages énigmatiques aux sombres desseins, qui les déchargeaient moralement du fait d’avoir ouvert la boite de Pandore. Et c’est bien la raison pour laquelle le Diable est représenté de façon si humaine et non plus comme un monstre difforme ou reptilien à partir du siècle des Lumières et des philosophes, lequel reconnaît enfin notre responsabilité quant à l’origine du mal.  
"L’enfer est vide, tous les démons sont ici !" (William Shakespeare).

Ta partie de développement sur la musique était attendue et l’étude des formes et des  instruments interpelle. Parmi les choses m’ayant touché, il y a cette possession suggérée en musique par le tribalisme. Ce dernier se retrouve dans le post-punk, la musique batcave… Cet élément rythmique a-t-il dans ton souvenir favorisé ton amour pour les formes de musiques sombres nées à partir de la fin des années 1970 ?
La musique tribale des sociétés dites primitives fait appel aux puissances des esprits de l’au-delà ou de la nature, elle est destinée à invoquer des divinités afin de solliciter leurs faveurs. L’état de transe est généralement recherché car il permet de franchir la barrière entre les mondes et de communiquer avec les ancêtres. Des rituels magiques sont souvent liés aux sonorités émises servant au chaman à acquérir des pouvoirs surnaturels. C’est une forme plus ancienne de pacte avec le Diable. Du moins peut-on faire un rapprochement entre ces différentes pratiques ésotériques. Certaines cultures comme celles des moines tibétains, des vikings ou de tribus d’Afrique centrale ont utilisé des restes humains comme des ossements, des crânes ou de la peau pour confectionner leurs instruments de musique, leur donnant ainsi encore plus de pouvoir occulte. Il y a quelque chose de très macabre dans ces pratiques, qui a forcément attiré et inspiré ensuite des groupes comme les Virgin Prunes par exemple ou d’autres groupes dits "batcave" aux sonorités très tribales, comme un retour aux sources vers l’état sauvage, païen et indompté de l’être humain. Cette forme de mouvement musical post-punk m’a bien sûr tout de suite attiré dans les années 1980 de par cette ambiance dégagée, car j’ai toujours été passionné par les civilisations disparues, par l’évocation d’un savoir occulte oublié et de secrets enfouis permettant d’après les légendes d’accéder à la connaissance ultime qui mène à l’immortalité spirituelle. C’est ce que proposent, d’une certaine manière, la plupart des religions ; mais ce qui m’a toujours attiré personnellement c’est le côté obscur, dérangeant, de ces différentes croyances. Les musiques sombres accompagnent bien entendu cet univers occulte de par leurs rythmes répétitifs, leurs mélodies mélancoliques et tourmentées, jusqu’à l’apparence parfois provocante et lugubre des membres de ces groupes, de Screamin’ Jay Hawkins aux Cramps en passant par le hard rock des années 1980 d’Alice Cooper et le death metal norvégien qui font tous appel à d’anciens accords musicaux tels que les tritons et les diabolus (les accords dits du Diable déjà utilisés par les grands compositeurs de musique classique dans des œuvres telles que Faust ou les Danses Macabres), et impriment d’innombrables représentations de démons sur les pochettes de leur disques. Le Diable a toujours fasciné les artistes et les musiciens en particulier car il symbolise notre côté obscur, celui que nous essayons de cacher, d’enfouir au plus profond de nous-mêmes, mais dont les démons reviennent régulièrement nous hanter. Et la musique sombre est une forme d’exorcisme contre ces pulsions négatives que nous éprouvons tous.


Tu décris les Enfers par le prisme de plusieurs mythologies dans le livre. À quoi ressemblent tes Enfers à toi ? Ton imaginaire est-il celui de la Géhenne ?

La Géhenne, l’enfer des premiers écrits hébraïques, possède tout comme les Enfers grecs, un côté malsain et effrayant, non pas à cause de tortures et de supplices infligés par des hordes de démons, mais du fait que c’est un royaume de ténèbres, de poussière, d’oubli, de silence, d’ennui perpétuel et d’errance sans but ni retour possible, comme une pâle réplique de la vie terrestre mais sans joie, sans plaisir où toute volonté et conscience ont été annihilées. Et finalement c’est exactement l’inverse de ce que nous recherchons tous dans la vie. L’oubli est la non-existence. L’absence de but est l’abandon, le renoncement, le vide. Toutes ces mythologies infernales que je décris dans ce livre sont passionnantes car elles montrent l’évolution spirituelle de l’humanité à travers les temps et la manière de concevoir la vie, la mort et un éventuel au-delà. Mais bien entendu tous ces enfers et ces démons furent inventés par des humains pour contrôler d’autres humains par la peur. Peur de la mort, peur de la non-existence et des châtiments qui pourraient nous attendre dans l’au-delà. Peur de n’avoir aucun but dans l’existence, de ne pas comprendre le sens de la vie, et donc de rechercher ce même sens à travers la spiritualité dans une soi-disant immortalité de l’âme après la mort. Mais adhérer à ces croyances et leur donner trop de poids, n’est-ce pas finalement gâcher sa propre vie en ayant peur de l’après, de quelque chose d‘incontrôlable de toute manière et d’où personne n’est revenu pour en parler si même il existe ? Personnellement je suis athée et même si toutes les formes de spiritualité m’intéressent, je n’adhère à aucune. Je pense que la vie est précieuse et extrêmement rare dans l’Univers et qu’il ne sert vraiment à rien de se soucier de ce qui pourrait arriver après. Nous n’avons pas de temps à gaspiller pour cela, il faut profiter de chaque moment et tenter d’accomplir sans cesse pour justement ne pas tomber dans l’oubli et le fatalisme. Comme le dit le Dalaï Lama : "Plus nous aurons donné de sens à notre vie, moins nous éprouverons de regrets à l'instant de la mort". Mais il est vrai que pour les bouddhistes l’enfer n’est qu’un passage vers la réincarnation menant à l’illumination et finalement au Nirvana. En ce qui me concerne je ne crois pas en la vie après la mort, donc je ne crains pas d’éventuels enfers et n’espère aucun paradis. Le paradis est sur Terre, dans la beauté de la nature qui nous entoure et en nous, si nous savons le trouver et l’accepter ; et bien souvent, l’enfer c’est les autres, comme disait Jean-Paul Sartre.


Selon toi, qu’est-ce qui rend nécessaire à l’homme la représentation infernale ?
La religion chrétienne s’est approprié la paternité de l’origine du Diable avec le mythe de la Genèse et du serpent tentateur. Adam et Eve ont cherché à acquérir la connaissance réservée à Dieu en mangeant cette fameuse pomme et ont été chassés de l’Eden. Puis, une autre figure célèbre de la littérature biblique nommée Lucifer a été précipitée avec des anges déchus dans les profondeurs de la terre pour avoir trahi à leur tour le créateur en ayant séduit les premières humaines et leur avoir apporté à leur tour la connaissance divine interdite, et ainsi l’Enfer et ses tourments sont nés. Ces allégories montrent bien à quel point l’Eglise, même à ses balbutiements historiques, a toujours redouté la science et la connaissance comme autant de dangers potentiels à la foi aveugle, laquelle permet de maintenir les populations dans l’ignorance et donc d’asseoir ainsi son autorité. Mais n’en est-il pas de même pour toutes les religions, à part peut-être pour le bouddhisme ?
C’est au Moyen-âge que la figure du Diable a réellement fait son apparition dans l’imaginaire populaire en Europe, en particulier sur les frontons des cathédrales, menaçant les fidèles de damnation éternelle en cas de manquement aux règles établies par le clergé. Et la rédemption seule, en particulier par l’aumône et la confession, pouvait sauver les âmes égarées et ouvrir le chemin du paradis aux côtés des anges protecteurs contre les démons de l’âme humaine. 
De telles histoires existent dans la plupart des religions car, du moins pour la version simplifiée et crédule, la peur de la damnation est censée inculquer des valeurs de vie en communauté et rendre les humains plus vertueux. Et c’est probablement la religion chrétienne qui fait le plus état d’une figure infernale dans ses textes religieux. D’autres raisons purement historiques sont également à l’origine de la création du Diable dans cette même religion, via le texte de l’Apocalypse de Jean. Il s’agit là de dénoncer l’oppresseur romain, celui qui persécutait les premiers chrétiens dont la religion grandissante et contestataire menaçait la paix établie par l’Empire envers les peuples soumis par la force, la Pax Romana. Ce fameux passage parlant de la bête à sept têtes et du chiffre 666 est une parabole déguisée sous un code complexe pour l’époque, destiné à quelques initiés. Les sept têtes représentent les sept collines entourant Rome et le chiffre 666 censé être celui du démon désigne sous une symbolique des nombres codifiée, tout simplement, l’empereur Néron. Tout cela est détaillé dans Inferno bien entendu. Le Diable est donc pour certains un homme à la base, une figure historique vieille de deux millénaires, mais les codes ont été oubliés et le contexte perdu depuis longtemps pour la majeure partie des croyants. Et une longue période médiévale fortement superstitieuse et analphabète a fait le reste. Depuis, le Diable fait partie de l’imaginaire populaire en tant qu’entité à part entière, représentant la part sombre de l’âme humaine.

De quelle manière la démonologie et la figure du Diable ont-elles imprimé ton imaginaire ?
D’aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours été fasciné par tout ce qui avait un lien avec la nuit, la mort, les monstres, les maisons hantés, les fantômes, les histoires d’horreur, des livres d’Edgar Alan Poe et de Lovecraft aux films de la Hammer en passant par les représentations de démons sur les façades des cathédrales gothiques et en particulier les chimères de Notre Dame de Paris. Dans ma jeunesse je me suis passionné pour les mythologies gréco-romaines, égyptiennes et sumériennes mais j’ai toujours préféré les histoires qui se passaient dans différents enfers et dans lesquelles le héros croisait et combattait des monstres et des démons. L’Odyssée d’Homère en est un parfait exemple, tout comme les histoires de fin des temps comme le récit nordique du Ragnarok ou celui de l’Apocalypse, le dernier passage de l’Ancien Testament, qui regorgent de bêtes monstrueuses, de démons et de destructions massives. Dans la musique classique j’apprécie surtout les œuvres sombres, tout en demi-tons chromatiques, tout comme dans le blues, le rock et la musique gothique. Je n’aime pas la couleur sauf à l’état naturel et je préfère la nuit au jour. Je ne m’habille qu’en noir et chez moi tout est noir et blanc, des murs aux objets. Et contrairement à beaucoup je ne trouve absolument pas cela macabre, mais plutôt apaisant même si dans la rue les gothiques sont encore traités de satanistes. Les clichés ont la vie dure même au XXIeme siècle.
J’ai aussi étudié les spiritualités décalées de personnalités comme Aleister Crowley et Anton Szandor LaVey, voulu comprendre ce qui effrayait tant les gens dans la figure du Diable et pourquoi certains lui donnaient tant d’importance. Les pratiques ésotériques mortuaires des différentes civilisations et leurs façons d’honorer et de protéger leurs proches défunts contre les dangers infernaux de l’Au-delà sont également fascinantes.
C’est cet ensemble culturel, que j’étudie depuis des décennies,qui m’a conduit à écrire Inferno, L’Art Des Ténèbres. Donc oui, je tends plus vers le côté obscur de la force depuis longtemps – mais après tout, comprendre et accepter ses propres côtés sombres et négatifs, c’est peut-être vivre plus en équilibre spirituel à travers les êtres dualistes que nous sommes tous finalement.