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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
20/09/2025

Throwing Muses

"Je dois écouter et devenir invisible lorsque j'écris une chanson" (Kristin Hersh)

Genre : post-punk / alt rock
Contexte : venue de Throwing Muses à La Marbrerie (Paris) du 07/09/2025
Photographies : Throwing Muses live @ Marbrerie 2025 | Claire Pedot
Posté par : Mäx Lachaud

Ce 7 septembre, le projet de Kristin Hersh remontait sur scène à La Marbrerie de Paris après de longues années d’absence dans nos contrées. Avec un court mais excellent Moonlight Concessions paru il y a quelques mois, ce dernier opus allait forcément être mis en avant mais qu’en est-il de l’ancien Throwing Muses, celui que j’avais découvert dans les années 1980, notamment par le titre “Fish” sur la compilation Lonely Is An Eyesore (1987) et les vinyles House Tornado ou The Fat Skier ? Clairement, en voyant le public, on se doute que celui-ci est composé de fans de cette époque, ou de la période suivante (The Real Ramona, Red Heaven, University) où le son complexe et déstructuré des débuts, encore marqué par le post-punk ("Marriage Tree", "Garoux des Larmes", "Call me") laissait place à des guitares plus épaisses et des mélodies plus directes qui ont fait les belles heures des radios branchées indie.

Dès qu’on entre dans la salle, la playlist fait la part belle aux sonorités mélancoliques, vu que c’est un titre de Coil qui nous accueille. La première partie, assurée par le duo français Geysir, s’inscrit dans un son coldwave mélodique et onirique, avec une voix très séduisante et des touches synthpop planantes. La pause est assez courte avant que Kristin Hersh n’arrive sur scène, accompagnée par Pete Harvey qui, avec son violoncelle, donne une teinte très particulière au dernier album, ainsi que deux proches, vu que la batterie est assurée par Fred Abong, compagnon de la compositrice, et Dylan, son propre fils, qui assure des lignes de basse pas toujours simples (le classique "Colder"). Les titres s’enchaînent à un rythme soutenu et font la part belle aux dernières années du groupe. Sur les vingt-cinq titres, il n’y aura au final qu’une poignée de chansons des années 1990 et deux morceaux des années 1980. Ce concert est donc vraiment l’occasion de s’immerger dans le Throwing Muses d’aujourd’hui. D’ailleurs, il faut dire que la voix de Kristin, toujours très belle, a beaucoup changé. Plus rauque et grave, elle se marie superbement avec les cordes du violoncelle. Moins élastique et puissante, elle marche sur un fil qui reste assez fascinant, quelque chose de cassé et de maîtrisé à la fois. Et en effet, elle se marie mieux avec le registre actuel du projet, même si cela fait toujours plaisir d’entendre "Counting Backwards" ou "Bright Yellow Gun".

Le charisme de Hersh reste, quant à lui, intact, et son regard hypnotique. L’occasion n’était donc que trop belle pour nous entretenir avec cette artiste qui reste toujours aussi investie après plus de quarante ans de carrière. Nous avons parlé de musique bien sûr, mais aussi de paysages, du Sud, de l’enfance, de la Nouvelle-Orléans et de tas de sujets qui rendent son écriture si généreuse et ouverte.

Obsküre : Comment vas-tu ? Depuis que la première date à Paris a été reportée, comment te sens-tu ? 
Kristin Hersh : Je me suis sentie tellement coupable d'avoir annulé des concerts… Je n'avais jamais fait ça auparavant. Je n'avais plus aucune voix à cause d'un variant du Covid qui donnait des laryngites. Beaucoup de gens que je connais ont également dû annuler des concerts. Mais j'allais mieux après une semaine environ. Merci de demander ! 

Il y a quelques mois est sorti le nouvel album Moonlight Concessions, votre album le plus acoustique à ce jour, avec le violoncelle (de Pete Harvey) mis en avant et la batterie moins présente. Maintenant que l'album est sorti depuis quelques mois, quel regard portes-tu dessus par rapport aux précédents albums de Throwing Muses ? 
J'ai été choquée de constater que les chansons que j'écrivais ressemblaient à celles que j'avais écrites quand j'étais adolescente — celles que notre label britannique avait retirées de notre premier album parce qu'elles sonnaient tellement américaines — mais les chansons sont mon maître, alors je fais ce qu'elles disent et elles voulaient s'amuser. J'ai passé la majeure partie de la séance d'enregistrement à danser dans le studio… S j'arrêtais de danser, mon ingénieur du son me regardait avec impatience, parce que je ne m'arrêtais de danser que si quelque chose n'allait pas (rire). 

Votre dernière grande tournée européenne remonte à 2011, et en même temps, on m'a toujours dit que Throwing Muses était un pur groupe live. Je ne vous ai jamais vus auparavant. Est-ce que cette grande tournée, qui se poursuit en Australie, est une façon de renouer avec beaucoup de gens et de villes que vous n'avez pas vus depuis longtemps ? 
J'ai continué à tourner en solo, donc je voyage beaucoup pour jouer de la musique, mais Throwing Muses est évidemment un autre type d’animal et amener ce son partout dans le monde, c'est presque comme mourir et renaître dans un autre corps. J'aime être perdue avec mes amis, dans tout le bruit, et être appelée autrement que par mon nom.

Le dernier album a été très inspiré par des rencontres avec des gens et leurs histoires, notamment à Moonlight Beach à Encinitas, en Californie. C'est intéressant, car l'écriture ne semble pas être une activité égocentrique pour toi. Au contraire, elle semble être un moyen de raconter les histoires des autres, ou de s'ouvrir aux sentiments d’autrui pour y trouver un peu de soi. Quelle est ton approche de l'écriture aujourd'hui ? L'as-tu toujours ressentie comme une grande ouverture à l'autre ? 
Je dois écouter et devenir invisible lorsque j'écris une chanson. Elles racontent ma vie, mais à leur manière musicale. Cela ne changera jamais, je ne pense pas, car la vraie musique n'est pas une identité humaine qui parle, mais une énergie à laquelle nous pouvons tous participer. Tout le monde n'a pas besoin de ce remède, mais c’est le cas pour moi, mes camarades de groupe et nos auditeurs. 

Il semble que les paysages et les villes américaines aient toujours été une source d'inspiration. Le groupe vient de Rhode Island, mais d'autres villes comme La Nouvelle-Orléans ont eu un grand impact sur toi aussi, notamment sur l'album Sun Racket en 2020, avec les références à St Charles, Bywater, la chanson "Constance Street" parlait aussi de la rue où vous viviez là-bas... J'ai eu la chance d'y passer du temps et c'est une ville unique et puissante, comment décrirais-tu l'impact qu'elle a eu sur toi ? 
Je suis originaire de l’état de Géorgie, dans le sud, donc je ne me suis jamais sentie à ma place dans le nord, où les gens et le climat sont plus froids. Découvrir La Nouvelle-Orléans a changé ma vie, j'ai trouvé une ville où je me sentais comme chez moi, des gens comme une famille, de la musique et des arbres gigantesques partout. J'y ai enregistré beaucoup de disques et je pense qu'on peut y entendre les vieux bâtiments et l'air marécageux ; c'est comme si les micros captaient cette atmosphère pesante.

Cela m'amène à questionner la Sudiste en toi. Quand j'ai découvert le titre "Fish" et l'album House Tornado dans les années 1980, ce qui m'a frappé, c'est que vos références étaient très différentes des groupes post-punk européens que l'on écoutait en France, notamment dans la façon dont on percevait les influences country, la folk, le blues, le gospel et le bluegrass. As-tu été bercée par ces musiques folk américaines traditionnelles ? 
Oui ! Mes parents sont originaires de Lookout Mountain, à Chattanooga, dans le Tennessee, où j'ai passé une grande partie de mon enfance. La musique y est triste, drôle et étrange… comme la mienne (rire).

La Nouvelle-Orléans est aussi une ville pleine de spiritualité, pas seulement le vaudou pour touristes, les vampires, les cimetières, les musées de la mort et les histoires de fantômes, mais tant d’écrivains y ont écrit leurs premiers livres et y ont puisé l’inspiration : Faulkner, Cormac McCarthy, William Percy, Truman Capote… car la ville dégage une force spirituelle, dans ce Sud "hanté par le Christ" selon Flannery O’Connor. Y a-t-il quelque chose de cet héritage spirituel en toi ? 
Absolument. Certains lieux respirent, et c’est littéralement ça l’inspiration. Quand j’y suis, j’entends les chants dans l’air, et parfois, je n’ai pas besoin d’y être, je ressens juste l’endroit au plus profond de moi-même, et La Nouvelle-Orléans m’écrira une autre chanson. 

Il y a aussi cette tradition dans le Sud des États-Unis de raconter des histoires sur le porche pendant les journées chaudes, dont beaucoup d’écrivains ont parlé. Pour être un bon conteur, il faut savoir écouter ! Cela me ramène à ma question précédente sur la narration, mais quand as-tu eu envie de travailler avec les mots et les sons ? Ça a toujours été en toi, depuis ton plus jeune âge ? 
La chaleur nous ralentit et nous pousse à sortir… deux choses que les programmes scolaires modernes ne permettent pas. Il faut écouter et prendre le temps de sortir de l’égocentrisme. Toutes les chansons naissent quelque part entre ces deux impulsions, ces deux concessions. J'ai commencé à écrire des chansons à neuf ans, l'année même où j'ai commencé la guitare. C'était et c'est toujours ça : tomber amoureux chaque jour, jusqu'à l'altruisme. L'industrie musicale laisse rarement entendre une vraie chanson, car on ne peut pas dicter aux gens ce qu'ils doivent aimer. Alors, ils vendent des moments fugaces de superficialité et les remplacent par d'autres moments de mode éphémères pour nous inciter à acheter ce qu'on nous dit qu'on devrait aimer. C'est une question d'économie de l'attention, d'obsolescence programmée, de capitalisme, etc., mais ce n'est pas de la musique. La musique a une composante sacrée. Et le sacré n'est pas à vendre, il demande juste une pérennité. 

Apparemment, tu as écrit des dizaines de chansons pour le dernier album. Qu'en adviendra-t-il et que deviennent les chansons qui ne figurent pas sur les albums ? 
J'ai écrit une trentaine de chansons pour cet album, comme pour la plupart des albums. Sauf Purgatory/Paradise, qui a commencé avec cinquante chansons et a fini avec une trentaine. Tout simplement parce qu'il faut se débarrasser de son bagage émotionnel excessif avant qu'une chanson puisse parler à quelqu'un d'autre que soi-même. L'expression personnelle n'est que la première étape de l'écriture ; la musique ne parle que lorsque l'on se libère de toute interférence personnelle. Elle devient alors bien plus profonde.

Et comment sais-tu qu'une de tes chansons sera pour Throwing Muses, pour un album solo ou pour un autre de tes projets ?  
Les chansons de Throwing Muses sont écrites sur ma Strat ou ma Tele, celles de 50 Foot Wave sur ma Les Paul ou ma SG, et les albums solo sur ma Collings acoustique. Parce que le morceau est énergique avant que je ne le transforme en son, et à ce moment-là, je le sais probablement mieux. Même si mes batteurs me disent que c'est un fonctionnement stupide (rire)… 

Travailler sur une setlist et choisir les chansons pour un concert, c'est comme se remémorer tout le temps qui s'est écoulé, car le groupe a commencé quand tu étais adolescente, au début des années 1980. Est-ce comme une autobiographie ou comme tourner les pages du livre de sa vie quand on choisit les chansons pour un concert ? Et comment fait-on ces choix pour une tournée comme celle-ci ? 
Les chansons fonctionnent ensemble comme une présentation esthétique. Comme une exposition dans une galerie, j'imagine, mais en plus dynamique. Elles sautent aux yeux et demandent à être jouées. Autrement dit, on les joue juste parce qu'on en a envie ! 

Il n'y a jamais eu de véritables tubes avec Throwing Muses. Certains titres avaient des clips comme "Fish", "Shark", "Counting Backwards" ou "Bright yellow Gun". Y a-t-il des morceaux que vous jouez constamment parce que le public les attend avec impatience ou est-ce plus ouvert ? 
Il faut les aimer. Après, peu importe la popularité d'un morceau, je sais que c'était – et c'est toujours – un bon morceau. L'industrie musicale préférerait les trucs à la mode à la vraie musique, mais nous avions quelques chansons, comme celles que tu as mentionnées, qui ont été écoutées contre toute attente. University était l'album le plus vendu des Muses et Warner Brothers l'a enterré activement, exigeant que les stations de radio le retirent de l'antenne sous peine de retirer tous les pots-de-vin de la station, refusant de l'envoyer aux disquaires qui l'avaient commandé, etc. Il y a des passages dans le catalogue des Muses qui étaient, à mon avis, de graves erreurs, juste pour donner à Warner Brothers un morceau radio-friendly stupide, alors qu'ils menaçaient de nous ruiner en nous retirant tout l'argent de la promotion. Toute la couverture radio et magazine était achetée, donc s'il n'y avait pas un mannequin faisant des grimaces devant la caméra, personne ne savait que votre disque était sorti. Je ne pouvais tout simplement pas être impliquée dans ce problème stupide. Je dois me ranger du côté de la vraie musique et des vraies personnes ; créer un produit manipulateur serait mentir, et je suis une mauvaise menteuse. Du coup, je reste en dehors de l'industrie, je joue des chansons que j'aime. Si d'autres les aiment aussi, tant mieux.

En réécoutant vos deux premiers albums, devenus des classiques, c'est fou comme dans une seule chanson, vous avez plusieurs mélodies, des changements de rythme complexes, c'est comme avoir plusieurs chansons en une, même en écoutant des morceaux d'ouverture comme "Call me" et "Colder". Ce ne sont pas ce que j'appellerais des tubes faciles, même s'ils sont devenus des classiques à part entière. Trouvez-vous encore une place pour ce type de chansons dans vos sets et cela implique-t-il que vous les retravailliez pour qu'elles correspondent aux chansons de Moonlight Concessions ? 
On n'a jamais arrêté de jouer comme ça, vraiment ; Purgatory/Paradise est assez complexe, mais je maîtrise mieux ce domaine maintenant. Je ne savais pas faire du montage quand j'étais plus jeune, donc ça sonne dingue. On me donne beaucoup de points "artistiques" pour avoir sonné dingue juste parce que je ne savais pas éditer et faire du montage. Comme nous sommes Américains, je rencontre rarement quelqu'un qui connaît nos premiers albums. University est considéré comme notre album "classique". Mais les chansons de Moonlight Concessions rappellent tellement notre son d'adolescence qu'elles se marient bien avec presque tout notre catalogue. 

On est souvent tenté de voir la carrière d'un groupe à travers différentes périodes, selon ses membres et le label avec lequel ils ont travaillé. Il y a eu la période 4AD, maintenant celle de Fire Records, et il y a eu un moment où vous avez arrêté le groupe. Serais-tu comme un peintre qui pourrait dire : "c'est ma période rouge, ma période noire ou ma période bleue", ou était-ce juste un flux ?
La musique traverse des paysages sonores comme des périodes rouges et bleues, mais personne ne semble connaître les mécanismes en coulisses des peintres comme on le fait avec les groupes, pour une raison inconnue. Les labels, les managers, les agents et même les membres du groupe n'ont aucune influence sur les chansons elles-mêmes. Certes, on a des idées préconçues sur ce sujet, mais les chansons sont bien trop puissantes pour être modifiées selon des détails comme l'industrie musicale. Ma carrière, c'est quarante ans de réussite contre toute attente, parce que j'adore ça.

Il semble qu'il n'y ait jamais eu de compromis avec Throwing Muses. Comment as-tu réussi à préserver la pureté du groupe au fil des ans ? 
Je ne sais pas comment faire semblant ! Ça paraît tellement ennuyeux de manipuler ou d'être ambitieux alors que je pourrais vivre sur la planète Musique et être amoureuse tous les jours… Comment la célébrité ou l'argent pourraient-ils rivaliser avec ça ? Je suis vraiment heureuse ici, au Pays des Substances, même si les récompenses matérielles comme la célébrité et l'attention sont rares. Heureusement, je n'ai que très peu d'attirance ou de respect pour ces choses.

Tu as aussi écrit des livres. Écrire sans musique ni son, est-ce un processus très différent pour toi ou assez similaire ? 
Mon écriture en prose ressemble de plus en plus à de la musique, en fait. Au début, c'était un anglais très conversationnel : un style assez facile et communicatif, car dans Rat Girl, je m'en tenais forcément au format journal intime. Je voulais aider tous les enfants passionnés, car nous en perdons beaucoup par suicide. Avec mon livre sur Vic Chesnutt, Don’t Suck, Don’t Die, j’ai laissé la voix de Vic et notre langage secret commun donner le ton, ce qui était bien plus difficile. Et lors d’un récent événement littéraire pour mon dernier livre, Seeing Sideways, l’animateur m’a dit : "J’adore tous vos livres, mais celui-ci est votre chef-d’œuvre." J’ai alors compris que j’étais devenue aussi complexe en écriture qu’en musique, donc il est fort probable que personne ne le lise jamais (rire)… 

Outre le violoncelle, y a-t-il d’autres instruments que tu aimerais entendre sur un prochain album de Throwing Muses ? 
Je fabrique des instruments en studio si je ne trouve pas le son que je recherche, donc je ne sais jamais vraiment avant d’arriver sur place ce dont un recueil de chansons aura besoin. Je suis super énervante, je me déchaîne dans la pièce, j’essaie de créer quelque chose que je n’ai jamais entendu auparavant… Mon ingénieur du son est très patient avec moi !