Les Portugais Turning Point délivrent un album en hommage au poète Carlos da Cunha, sur lequel je ne trouve pas grand-chose en ligne. Presque un an après sa mise à disposition sur le bandcamp du groupe, la version physique est sortie en ce début de printemps, grâce au label Anti-Demos-Cracia (qui a publié pas mal de bonnes choses, dont un album de Klimperei !).
Et c'est bonne chose que le label diffuse ce Porque A Lua Se Quebrou. La voix de Raquel est ce qui élève immédiatement : on entend qu'on a affaire à un art de haute tenue, ce dont nous ne doutions pas puisque Phil Von (Von Magnet, Meta Meat) s'est fait le parrain du projet et que l'album a aussi bénéficié d'une aide à la création. S'appuyant sur un phrasé et une attaque traditionnels (on pense au fado sur "Fluido fixo" et le joli "Aldeia"), la voix grave chante, murmure, parle, hissant aux oreilles la force, la sensualité et des émotions variées.
L'introduction passée, les arrangements se font contemporains, proches de ce que peuvent proposer des spectacles de danse, entre réminiscences industrielles, rock, électronique. Ces paysages variés, travaillés, au son dense (enregistrement et mixage de Daniel Valente qui a travaillé avec différents groupes, Catacombe, Ionized, Redemptus, Névoa...) encadrent et portent à leur tour la diction. Les poèmes sont proposés en langue originale mais aussi en français (Carlos, m'indique le groupe, a écrit dans les deux langues, puisqu'il fut un temps en exil en France). Les instruments multiples associent folklore et musiques faussement froides : ainsi les synthés Roland, Moog, Theremin, Korg côtoient les cloches tibétaines, le piano, le vibraphone et des instruments qu'eux-mêmes ont conçus à partir de vieux objets recyclés, comme un mystérieux "stylophone"...
Leur travail donne des partitions singulières (association du vibraphone délicat et des percussions tremblées sur "Espelho"). Je retrouve même ce merveilleux "faux son de guitares" mis en place par The Young Gods sur le tube "Exil", chaloupé, chanté en français, aux paroles gentiment provocantes. L'ambiance à l'intérieur d'un morceau permet un voyage, un parcours, et tant pis si on ne comprend pas forcément : on suit Raquel, Lígia et Simão de la déclamation à la chanson ("Discurso de Rios"), le trio jouant à s'égarer, fureter, brouiller les pistes. Sur le long éponyme "Porque a Lua se quebrou ?" (Pourquoi la Lune s'est-elle brisée ?), ce jeu subtil de passage d'une chanson avec ses codes, à une description puis à une synthèse, dévoile la fugacité de toutes choses. On passe d'une idée à l'autre, avec une fluidité étonnante. On vérifie : c'est bien le même titre, mais qui a modifié son décor. Plus loin, c'est "Sem Margens" qui se déploie sur dix minutes, formant une pièce à part, que j'aurais volontiers mise en bonus, comme un EP supplémentaire (et la voix y est moins maniérée, le titre plus compact).
Il ne s'agit donc pas d'un simple album qu'on met en fond sonore, mais bien d'un ensemble illustratif qui baigne dans un environnement textuel, porté par une ambition et une passion perceptibles : on ne joue pas à simplement mettre de la poésie en musique sur "Odisseia" dans lequel les trois prêtent leurs voix. On vit la performance. C'est tendu, précis (pulsations sourdes, légers contrepoints, chant principal qui se promène et domine) et le choix d'éclairer les textes par des ambiances fortes fait mouche, donnant toute sa puissance au slogan sur "Liberté", autre tube, mais cette fois dans un registre punk-electro-théâtral.