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Live report
28/11/2019

Twice XXV

And Also The Trees + Antimatter + Collection d’Arnell-Andrea @ Cognac (11/2019)

Date : Samedi 23/11/2019
Lieu : Les Abattoirs │ 33 rue des Gabariers @ Cognac (16)
Avec : AATT + Antimatter + CdAA + l’équipe de Twice + (et très nombreux) le public : connaisseurs et/ou lecteurs de Twice
Photographies : Philïppe Cruveilher
Posté par : Emmanuël Hennequin

Charente-Maritime. Cognac, dans la ville.
Les Abattoirs, SMAC assimilée, ne sont pas n’importe quel lieu et vous le sentez à l’approche des abords, au bout de la rue des Gabariers. Reconverti en salle de concerts et accueil afterworks, l’espace est d’abord de charme. Passez l’entrée, au bout de l’allée qui contourne le bâtiment sur sa gauche, et la bâtisse pierreuse s’ouvre sur un premier espace de vie, adjacent à sa fameuse salle de concert. Sur elle, vous déboucherez au bout du petit couloir faisant jonction avec l’espace bar. Pas de réelle étanchéité, le son passe. Effet contaminant entre espaces faisant régner ce soir une ambiance conviviale, quelque chose qui happe dès les premiers pas en intérieur. Charme des lieux : dans la salle de concert, la haute charpente bois s’offre aux regards tandis que démarrent les hostilités. Du monde, partout. Récompense ? Et comment. Rassembler n’est pas sinécure.

THE HOUSE OF THE HEART
On ne réussit pas des soirées comme celle-ci par hasard. Mille raisons se cumulent qui font de ce 23 novembre 2019 une récompense. C’est un moment en forme de point de croix : il ponctue (temporairement) une démarche de fond entreprise il y a soixante-dix numéros de cela, sous une forme première et intitulée Twice On Gothic (première mouture du fanzine) ; pour arriver aujourd’hui à Twice et ces XXV années d’activisme cumulées au service et en hommage aux cultures et musiques alternatives, sombres et romantiques. Mille raisons dont une foule d’entre elles ne répond à aucun décret, peuvent expliquer longévité du titre et le succès que va remporter l’évènement de ce soir. Il faut sans doute et parmi ces mille – sans trop nous hasarder – quelque chose de valable et de digne à fêter. Il faut aussi et en vrac, une programmation cohérente (ce qui veut dire : une culture, des gens qui sentent et osent entreprendre). Il faut en sus un désir, un lieu, compétences associées et forces qui se conjuguent. Bravo, au passage, aux gens de la technique : ceux qui rendent les choses possibles, et leur rendent justice.
Tout part de Twice donc : une équipe pilotée aujourd’hui par l’antédiluvien Clément Marchal, et qui s’active depuis un quart de siècle au service de ce qui l’émeut. Le comparse de Clément des origines, Valéry Roché, est dans la place. XXV ans se fêtent, au gré d’une petite ritournelle rassurante et que l’on veut bien se chanter à soi-même : à l’heure de la consommation à tout crin et de la gloriole un brin décatie du jetable, il reste des ilots pérennes pour conviction et long cours. Ces fils qui construisent une histoire et ébauchent des lendemains.

L’émotion, toujours elle, est maître mot de ce 23 novembre 2019. Elle flotte dans l’air. D’un point de vue strictement personnel, il y a ces regards et voix que l’on recroise après tant d’années, et cette ambiance de communion autour de la musique : une ferveur à laquelle se mélange un esprit authentiquement familial. L’affiche est exceptionnelle, et le public vient de partout. Bienséance, sourire, cris : très loin du cliché austère qui colle à la peau d’un public que réduit volontiers l’adjectif gothique.
Heures furtives, précieuses. Il y a des rencontres improbables : croiser le charmant Alain Seghir (Martin Dupont), dont la présence nous est signalée par les gens de Happiness Project. Avec Alain, c’est un court moment d’échange, fort agréable, sur l’état des scènes ou l’envie de musique chez les jeunes générations. Plus tard, Alain échangera devant nous avec Manuel Costa (Olen’k). Le partage fait les moments. En somme, ce qui se passe ce soir n’est pas que de la musique live. C’est une histoire de gens. De gens concernés. Aux stands, le merch spécialement créé pour la soirée par l’équipe de la revue n’échappe pas aux yeux du public. Sur les murs de la salle de concert sont aussi projetés des visuels originaux et spécifiques à Twice. Tout, jusqu’au bout, a été pensé. Avec un soin atypique. C’est une célébration de la parole autour de la musique, de la musique elle-même et de son pouvoir de rassembler.
Émotions, encore et toujours. Car tout part de là, dans cette histoire : Twice a invité sur scène des artistes qui comptent pour la revue. Or la superposition des styles est dans sa nature. Tout sauf un problème – après tout, qui parmi les lecteurs pourrait éprouver surprise ou trouble quant à voir trois formations en modes spleen alternatifs se succéder sur scène ? Open space : c’est un éventail, et le public restera jusqu’à la fin de l’ultime show.

C’est une soirée et il y a un début, puis des jalons. Clément ouvre le bal face au public, court speech avant l’arrivée de Collection d’Arnell-Andrea. Il n’a rien préparé. C’est fait dans l’instant, et à l’instinct – ainsi et dans ses propres mots, qu’il nous glisse plus tard : "Dix secondes avant de monter sur scène, je n'étais toujours pas certain de devoir parler. Mais je pensais aussi qu'il était bien de dire pourquoi il y avait ces concerts. J'ai juste adressé un grand merci à tout le monde pour sa présence. Nous étions au point culminant d'un projet d'envergure auquel les artistes que je souhaitais avoir, avaient répondu présents. Un grand merci était aussi dû à l'équipe du son, des lights et vidéo, et aux rédacteurs de Twice présents." Une histoire de famille, vous voyez.

LES CHANTS DE PEINE
Collection d’Arnell-Andrea ouvre le bal. Mise en bouche plus que consistante. Vapeurs de XXe siècle, ineffables couleurs d’automne, sentiments troubles. La setlist a tout pour satisfaire : des effluves cordés aux tensions mécaniques et mortuaires, CdAA couvre ce soir-là tout le spectre d’un son parfaitement mis en valeur après les premiers réglages. Pas si fort que cela mais puissant, et ce n’est pas la même chose.

Silhouette toute de noir au front de scène, Chloé St Liphard est fantôme et présence. Gestuelle économe et non sans grâce, visage impavide. Chloé dégage paradoxalement douce chaleur, par de simples regards et sourires à l’adresse des musiciens et du public, revenant alors comme d’une absence au monde. Les musiciens, vaillants, font œuvre et les morceaux transpirent de cette retenue singulière qui produit latence dans la musique. Les guitares de Vincent Magnien épaississent le cas échéant, mais ne donnent jamais l’impression d’encombrer le son. C’est un travail d’équipe, une mixture dosée. Jean-Christophe d'Arnell gère en bon sachant ses cordes en fond de scène, derrière un Franz Torres-Quevedo (basse) au charisme tranquille. Postures : CdAA est un groupe statique, mais qui habite sereinement sa musique. Plus d’un tiers du set est dédié au récent et remarqué Another Winter ("Les Périssoires" sont un exemple) et moult classiques sont rendus à la vie ("Before I die", "Aux mortes Saisons", "L’Aulne et la Mort"..). Le groupe entonne en conclusion de l’ultime morceau un "happy birthday Twice" qui ne laisse pas la trace d’une simple sortie de scène. C’est là une forme de gratitude et, en filigrane, l’expression d’une communauté d’esprit. Des liens tissés, et un message simple qui dépasse certainement le strict cadre de Twice.

LIQUID LIGHT
Antimatter, dans un autre genre, convainc aussi. Le son est, là encore, bien servi par la technique, et une partie non négligeable de l’équipe de Twice ne dira jamais assez tout le bien qu’elle pense du dernier album studio de Mick Moss & co., Black Market Enlightenment (2018), mis en valeur ce soir. Le groupe de Liverpool, au look fort civil, délivre un set très atmosphérique et aux mélodies immédiates. De lui, nous retiendrons l’esprit floydien (non non, calmez-vous – pas de reprise du "Welcome to the Machine" de qui vous savez) ; mais encore et surtout, la justesse de l’approche instrumentale et vocale. Si certains soli ne nous semblent pas indispensables, ils n’embouteillent aucun passage. Le tout est bien joué, et la forme plus que digne d’intérêt : qualité d’écriture et feeling prog 70’s n’étouffent jamais la modernité de ce spleen rock. Un groupe live authentique, impliqué et convaincant. C’est une musique de concert et le public n’a pas déserté, loin de là, alors que de prime abord il pouvait être ressenti un petit décalage par rapport au reste de la programmation. Démenti : l’intégration est harmonieuse. Antimatter offre une respiration bienvenue dans la soirée, creusant son propre espace entre deux sonorités plus froides et oppressives. Un effet de vague salutaire.

MY FACE IS HERE IN THE WILD FIRE
Et puis il y a And Also The Trees, les gens originaires de Worcestershire. Un fond de catalogue dantesque. Depuis 1979, ils n’ont jamais arrêté de surprendre et renouveler un charme. Quitte à rompre avec certaines croyances : le jazz et la musique américaine ont débarqué sur un chemin que d’aucuns figeraient volontiers dans la coldwave et le post-punk anglais. Mais les racines ne sont pas tout, et la mutation des beautés déclenche d’autres passions.
La fin de soirée est un climax, moment magique. Les frères Jones et leurs musiciens actuels (parmi lesquels les plus fraîchement intégrés Grant Gordon [d’Echoes of Ilion – basse froide et percussive] et Colin Ozanne [en discrétion mais par moments impérieux : guitares, vents et claviers]) sont dans une forme remarquable.

Cette nuit Twice XXV bénéficie à l’occasion et à notre connaissance de la seule apparition live 2019, au deuxième semestre, d’AATT. Et les hommes ont envie de jouer. L’énergie est brute, et le groupe délivre un set émotionnel et cohésif. En vrac : "Wallpaper dying" (raw power), "Beautiful", "Shantell", "Sleepers", "Rive droite", "Gone… like the Swallows", "Suffering of the Stream", "Virus Meadow", "Winter Sea", "Missing", ou encore "Prince Ruppert" sur la fin de set. N’en jetez plus. Simon Jones sourit à l’apostrophe qui lui est faite, depuis le public : une réclamation relative à "So this is Silence". "Je sais", dit-il, "mais pas ce soir." Les sourires en coin et apartés avec le frère Justin ne manqueront pas. Rendez-vous est donné en 2020 à celui qui a crié la référence culte de l’album éponyme, année prochaine durant laquelle AATT pourrait donner des performances pour une autre célébration : le quarantième anniversaire de son premier opus studio, produit par Lol Tolhurst (The Cure).

Mais regardez les gens sur scène, ce que capture la pellicule : leur accoutrement distingué, leur attitude, leur énergie. Simon, visiblement heureux d’être là, donne. Beaucoup, et le groupe est à son image : implication physique, application. AATT dégage durant tout le set l’image d’une entité forte et dans l’envie d’exister. Le son est époustouflant, les guitares de Justin Jones enveloppantes comme jamais et la percussion de Paul Hill puissante, onduleuse et disruptive comme jamais depuis la fin des 90’s. "Wallpaper dying", c’est 1983 qui explose. Sidérant. Fusion synergique, ressentie de l’intérieur même du groupe. Il en restera quelque chose, a priori : le show de ce soir est intégralement filmé et enregistré pour un projet de documentaire sur Jones, Jones & co.

Simon, que nous interpellons quelque jours après le concert, confie : "Nous avons vraiment bien joué ce soir-là, et je ne pensais à aucun autre membre du groupe sur scène car c’était comme si nous faisions partie d’un tout. Cela n’arrive pas toujours. Nous avons couvert alors tout notre répertoire ; mais je ne ressentais pas les anciennes chansons comme anciennes et la nouvelle composition, qui restait encore à être enregistrée une fois finie, semblait naturelle à jouer, et pas déplacée. Rien ne me semblait être dans la nostalgie : les chansons se suivaient et le public était avec nous. Nous nous sommes sentis bien. Je ne pensais pas non plus à l’histoire de l’immeuble, il ne hante pas le show. Parfois par contre, je pensais à la rivière qui passait de l'autre côté du mur. Et puis ça a été génial de voir tous ces visages familiers et nouveaux après la représentation. Et de boire un Cognac à Cognac."
Le public ne s’y trompera pas. Fervent, il a du mal à laisser partir le groupe, forcé lui-même de s’offrir à nouveau en rappel. Voilà ce qui s’appelait créer le désir.

MEETINGS
La soirée était aussi placée sous le signe de la rencontre. Pas de barrières entre musiciens et public. Dans le grand hall qui jouxte et débouche sur la salle de concert, les gens d’Antimatter sont là en tout début de soirée. Mick Moss checkait alors tranquillement son merch, échangeait avec les gens du public venant à sa rencontre. Au même stand est vue avant le début du premier show une certaine Kirsten Burrows, tour manager d’AATT. L’on assiste aussi à des scènes de rencontres. Chloé St Liphard est apostrophée régulièrement par les fans de CdAA, notamment après la performance des Orléanais. Cette femme n’est donc point un fantôme. Et lorsqu’And Also The Trees débarque après son propre show, le groupe est alpagué par le public, en toute courtoisie. Moment d’échanges avec les musiciens, photographies avec les fans, discussions. Simon vit un tourbillon d’aimables attentions, à la mesure de ce qu’il vient lui-même d’offrir. C’est une atmosphère, et un public qui offre jusqu’au bout de la nuit sa réponse de chaleur au don fait par les musiciens. Lorsque quelques jours plus tard, nous interpelons Simon ce qu’il retiendra du moment et du lieu Cognac, il répond : "Ce que je garderai de ma nuit à Cognac?… Nos hôtes. L'hospitalité et l'atmosphère qu'ils ont créées étaient fantastiques. Notre visite autour du Château Royal de Cognac, demeure du Baron Otard Cognac, a également été mémorable. Et je me souviendrai de ces marches dans les rues étroites et silencieuses entre notre hôtel et le lieu du concert trois ou quatre fois ce jour-là et cette nuit-là."
Un public repart avec ses souvenirs, des musiciens aussi.

GREEN IS THE SEA
Le moment de quitter les lieux sera redouté, mais se déroule en compagnie d’autres personnes tout aussi heureuses d’avoir eu la chance de vivre le moment. Bienveillance, partage et civilité(s) restent au final dans toutes les têtes.
Merci à Twice, à Clément Marchal et à son équipe, aux gens en charge de la technique sur cette soirée et à tous autres vivants impliqués (l’accueil, les personnes du bar). À eux se doit la réussite et ce tour de force nous ramenant, au passage, vers des petites choses tout essentielles. 23 novembre 2019 : de ces instants fugaces dont vous savez qu’ils marquent un moment dans l’existence. C’est le sel de la vie.
Happy birthday, Twice.