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DVD
18/10/2019

Wojciech Has

La Clepsydre

Editeur : Malavida
Date de sortie : 2019/11/06
Note : 90%
Genre : film rêve
Posté par : Mäx Lachaud

Prix spécial du jury au festival de Cannes en 1973, le chef-d'œuvre de Wojciech Has (1925-2000), La Clepsydre, n'a pourtant jamais atteint la renommée qu'il mérite, même s'il figure parmi les films les plus marquants de son réalisateur aux côtés du Manuscrit Trouvé À Saragosse (1965). Le cinéaste polonais a pourtant eu une longue carrière, faite de documentaires et de quatorze longs métrages dont un grand nombre restent très difficiles à voir, d'où le bonheur de pouvoir (re)découvrir ce qui fut peut-être son projet le plus ambitieux dans une très belle nouvelle copie.

Associé au surréalisme, La Clepsydre est avant tout un film-rêve, la représentation même de l'onirisme au cinéma. La logique narrative traditionnelle est laissée de côté pour un magma de souvenirs, de fantasmes, de songes qui se succèdent comme dans une transe, laissant le spectateur hypnotisé face à tant de beauté et de visions marquantes, faites d'hommes-oiseaux, de mannequins à moitié humains et de décors gothiques et décrépis à souhait, relevant d'un fantastique glaçant. Dès le premier plan, avec un vol d'oiseau au ralenti à travers la fenêtre d'un train, on a l'impression d'être dans un état d'hallucination qu'on ne quittera pas jusqu'à la fin. Cette locomotive est elle-même des plus étrange. Les passagers semblent tous déjà morts, les vieux meubles s'y amoncellent en tableaux lugubres. Ce voyage, qui va nous confronter à l'inéluctabilité de la Grande Faucheuse, prend d'emblée une signification symbolique forte. On pense aux trains qui menaient aux camps de concentration et, en s'inspirant des écrits de l'auteur Bruno Schulz, tué par un agent de la Gestapo en 1942, Has évoque l'Holocauste de façon poétique et ô combien puissante (la guerre elle-même est mentionnée). Tout le film sera parcouru de références plus ou moins ésotériques à la culture juive, comme pour souligner ce qui a été perdu et balayé par l'Histoire.

L'univers complexe de Schulz, qui a aussi beaucoup inspiré le cinéma des frères Quay, ne se limite pas à l'adaptation d'un seul récit mais plus à un sentiment d'ensemble face à la lecture du recueil de nouvelles Le Sanatorium Au Croque-mort (1937). Car La Clepsydre nous plonge véritablement dans un univers où on oublie la réalité pendant un peu moins de deux heures. Des couleurs baroques à la Terry Gilliam à la traversée de mondes imaginaires peuplés de doubles comme chez David Lynch, en passant par un sens du grotesque et du carnavalesque comme chez Federico Fellini, on sent bien que Has pourrait figurer aux côtés de plus grands du septième art. Mais le voyage initiatique qu'il nous propose ici en a désarçonné plus d'un, et il y a eu beaucoup d'incompréhension à son égard, même si le film dans sa façon de traiter le temps et notre incapacité à le maîtriser touche peut-être à un des sujets les plus importants qu'il soit.

Le tout début du film peut d'ailleurs donner un semblant de narration logique. Suite à la réception d'un télégramme, Josef se rend dans un sanatorium immense pour voir son père Jacob dont il craint qu'il ne soit déjà décédé. Mais le Dr Gotard, seul médecin de ce bâtiment aux dimensions infinies, lui dit qu'ils ont la capacité dans ce lieu de retarder le temps et de réactiver le passé. À partir de ce moment, Josef va voir son double puis se perdre dans ses souvenirs d'enfance, le village où il a grandi ou le magasin familial. Il va croiser des amis de sa jeunesse, des relations féminines peut-être fantasmées avec leurs poitrines dénudées, mais aussi le contrôleur de train aveugle de la scène d'introduction qui sera comme une sorte de guide pour lui dans ces espaces irréels dont la finalité sera le trépas. Nous sommes donc dans un pur film-trip où le héros se confronte à un "embrouillamini" comme il le dit lui même et dont il va essayer de faire sens. On évolue ainsi dans un monde du seuil, une zone liminale, un entre-deux de la Vie et de la Mort. Sommes-nous déjà dans l'Au-delà ou dans une étape antérieure?

La musique, dissonante et hallucinée, de Jerzy Maksymiuk, la photographie de Witold Sobocinski, les décors méticuleux ou le nombre de figurants impressionnent littéralement. Et on ne peut nier que ce voyage dans la psyché relève d'un art absolu et qui ne lésine pas sur les moyens. C'est d'ailleurs fou qu'une œuvre aussi complexe et exigeante ait pu bénéficier d'un tel budget (les années 1970 étaient définitivement une autre époque). Les objets et costumes proviennent de différentes périodes et créent un trouble encore plus grand, bien que l'on ressente fortement une dimension décadente et fin de siècle. Les éclairages sont d'une rare précision, et tout semble avoir été placé méticuleusement dans le cadre, que ce soit un buste, des yeux de verre ou un éléphant. La caméra, elle, suit Josef, presque à hauteur d'enfant, que ce soit sous forme de travellings ou de plans-séquences. Elle peut ainsi se faufiler avec lui sous une table pour passer d'une séquence intime à une scène de foule. L'esthétique maintient le fil de ces décrochages narratifs où l'on pourrait croire que l'on saute du coq à l'âne s'il n'y avait une vision puissante qui relie le tout et qui recouvre le film comme un linceul ou comme les bougies dans le cimetière.

Josef observe ainsi sa propre mémoire, il vogue d'aventures en aventures comme dans un récit picaresque. Ses grands yeux écarquillés sont comme ceux de nous autres, spectateurs hypnotisés devant ce cabinet de curiosités à l'inquiétante étrangeté. Nous pénétrons ainsi le monde du subconscient, avec toutes les visions cauchemardesques que l'on peut y trouver. Décrépitude, pourrissement, contamination, les teints blafards et grisâtres des personnages pourraient même évoquer les mondes aliénés de Roy Andersson, et les tonnes de toiles d'araignée ne peuvent que nous renvoyer aux vieux récits gothiques. Mais ce que Has nous propose dépasse toutes références et se révèle tel un tour de force fiévreux, dont on se délecte de chaque plan, un songe chaotique et mystérieux, une odyssée mentale et funèbre. Un très grand film qui nous amène à repenser l'Histoire - pas juste celle du peuple juif polonais - et notre lutte effrénée et impossible pour maîtriser le temps.