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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
25/11/2020

Chris Shape

"J’ai trouvé difficile de me conformer au monde qui m'entoure"

Album : Shaped To Deform’ (Unknown Pleasures Records, 10/10/2020)
Genre : electro-techno / EBM
Photographies : Chris Shape archives (official FB)
Posté par : Sylvaïn Nicolino

Chris Shape a sorti en octobre et chez UPR son album solo Shaped To Deform (chronique ici-même). Un album dense, complet, dans lequel le DJ et musicien se fait plaisir tout en gardant en tête le travail auparavant réalisé sous le duo Franz & Shape. Shaped To Deform est un disque où les expérimentations sont dansantes et ravivent un esprit hédoniste et club. Derrière l'apparente facilité et le naturel se cachent un travail profond et des réflexions sur notre monde et le processus créatif.

Obsküre : Tu as fait plusieurs collaborations pour ce disque. Je me demande pourquoi tu n'as pas fait toute une setlist de collaborations ?
Chris Shape : Il y a une réponse simple : je suis un mauvais chanteur mais beaucoup de chansons que j'ai composées sont destinées à être chantées. J'imagine de quel genre de voix certaines peuvent avoir besoin, puis je contacte un bon chanteur ou une bonne chanteuse pour les ajouter. Si la chanson n'a pas besoin d'un chanteur, je peux la finir sans aucune aide. Sauf pour "Jump in the Water", où pour la toute première fois j'ai essayé de chanter une chanson et pour certains de mes échantillons vocaux dans "Diss out" et dans l'intro de "Fuori dal Fango".

Comment as-tu choisi les artistes avec qui jouer ?
Je peux ressentir et imaginer quel genre de voix pourrait figurer dans une de mes démos. De nombreuses années en tant qu'auteur-compositeur ont développé en moi un certain sixième sens, ou plutôt une troisième oreille. D'habitude, je laisse la chanson en boucle forte dans mon studio et puis je vais dans une autre pièce ou dehors et je commence à entendre des sons ou des mélodies qui ne sont pas dans la chanson. Je retourne ensuite au studio et écris ce que j'ai imaginé, ou je tente de trouver quel chanteur est le bon parmi ceux que j'apprécie. Ensuite, je les contacte et généralement, un bon résultat en ressort.

Comment as-tu travaillé avec chacun ? As-tu vu certains d'entre eux ?
Tout est passé par le web, j'ai demandé si tel ou tel vocaliste était disponible pour chanter une de mes compositions, je lui ai envoyé ma démo et j'ai attendu le retour des pistes vocales. Parfois c'est déjà génial dès le premier jet, d’autres fois je dois réorganiser, couper ou réécrire des parties musicales entières pour mieux convenir au chant reçu. Ce fut un honneur pour moi de pouvoir collaborer avec tant d'artistes que je respecte beaucoup comme Blind Delon, HIV+, Velvet Kills, IV Horsemen, Dave Inox et Black Asteroid. Personnellement, je n'ai rencontré que Bryan Black (Black Asteroid et ex-Motor) car il a beaucoup joué en Italie et parfois nous avons partagé la même affiche.

J'aime les textures de ta musique, notamment sur "Jump in the Water" : c'est rugueux et ça a un swing en même temps. Quelle est ta méthode pour créer un titre ?
Je n'ai absolument aucune idée de ce que je fais quand je commence à écrire une chanson, c'est un flux de travail totalement irrationnel et je laisse tout aller de soi... J'aime beaucoup de genres musicaux et j'aime me lancer différents défis. Je commence généralement par une ligne de basse ou un riff, et j’ajoute tout ce que j'entends dessus. Je perds quelques heures et puis je l'oublie pendant quelques jours et si, quand je reviens écouter, je ressens le même plaisir, alors j'active la partie en moi qui est rationnelle et j'essaye de donner à la boucle un arrangement qui a une correspondance dans un genre musical. Cela prend généralement beaucoup de temps. C'est la raison pour laquelle l'album est extrêmement varié et brasse différents genres musicaux.

Shaped To Deform : "façonné pour déformer"... Que signifie ce titre selon toi ?
J'ai passé ma vie à étudier, à m'informer, à écouter de la musique underground, à suivre des modes de vie alternatifs et à penser. Je pense que l'ignorance nous garde esclaves de ce système ; la culture et l'art sont les clefs pour ouvrir certaines chaînes. J’ai trouvé difficile de me conformer au monde qui m'entoure car je ne me reconnais pas dans notre présent. En fin de compte, cependant, j'utilise la même technologie que tout le monde utilise : ordinateurs, Facebook et divers réseaux sociaux. Donc on peut dire que je suis très en phase avec le moderne, la société, mais que j'essaye de la déformer de l'intérieur. Je me sens comme un loup déguisé en mouton parmi le troupeau essayant de vous rappeler qui il est. C'est ça pour moi, formé pour se déformer !

As-tu vu une évolution avec le matériel que tu utilises sur ces pistes ?
Je préfère parler de déconcentration : la société a perdu ses valeurs, sa conscience, ses connaissances, ses compétences manuelles, sa foi, son contact avec soi-même et avec la nature. Aujourd'hui elle a aussi vendu sa liberté obtenue en des milliers d'années d'évolution : nous entrons dans un nouveau Moyen-Âge. C'est pourquoi musicalement j'ai pris du recul et je suis allé récupérer mes racines.

À propos de racines, Death In June semble loin de ton univers, mais ta reprise est formidable. Qu'est-ce que tu aimes dans cette première chanson ?
Death In June n'est pas loin de mon univers : c'est mon univers ! Les musiques gothiques et punk des années 1980 sont mes racines. Quand j’étais adolescent, j'ai écouté Death in June, Bauhaus, Sisters Of Mercy, The Cure, Depeche Mode... Puis je me suis perdu en quelque sorte dans la scène techno rave des années 1990. Mais récemment j'ai fait un retour sensitif dans mon passé et j'ai redécouvert cette musique et j'en ai été aussi charmé que la première fois. C'est vrai : le noir est éternel !

Est-ce une étape importante pour toi d'avoir sorti ce LP sous ton propre nom ?
Bien sûr : c'est un grand pas dans ma croissance artistique personnelle car au cours de mes trente années de carrière musicale, j'ai toujours travaillé en équipe ou en binôme avec quelqu'un d'autre et on avait même laissé de nombreuses décisions à d'autres. Je ne pensais pas pouvoir tout faire de moi-même et pourtant... Aujourd'hui chaque brique qui compose cet album a été faite et posée par moi seul. Peut-être que ça aurait été mieux si j'avais travaillé en équipe mais aujourd'hui, j'ai réussi à me débarrasser de toute la paranoïa qui m'a toujours suivi. C'est derrière moi et aujourd'hui je suis nu, je suis seul, je suis moi-même… Je ne suis pas cool ? Je m'en fous !